46

En voyant D’Agosta débarquer dans son bureau, la mine sombre, Marty Wartek déroula le tapis rouge. Prenant d’office le manteau de son visiteur, le petit homme l’invita à s’installer dans le canapé et lui apporta une tasse de café tiède avant de battre en retraite derrière sa table de travail.

— Que puis-je pour votre service, lieutenant ? demanda-t-il de sa voix de crécelle. Mais d’abord, comment allez-vous ?

La question tombait mal. D’Agosta se sentait fébrile depuis le matin, il avait des douleurs partout et se demandait même s’il ne couvait pas la grippe. Il évitait de penser à Bertin qui affirmait être à l’article de la mort, ou à Pul-chinski, le type de la brigade de protection des animaux, reparti chez lui plus tôt que d’habitude la veille en se plaignant de fièvre et de courbatures. Le lieutenant refusait de croire que leurs symptômes puissent être liés aux menaces de Charrière. Quoi qu’il en soit, il n’était pas venu voir Wartek avec l’intention de lui raconter ses petites misères.

— Vous êtes au courant de ce qui s’est passé lors de la manifestation d’hier ?

— J’ai lu les journaux.

D’Agosta aperçut le News, le Post et le West Sider sur le bureau, mal dissimulés sous une pile de dossiers officiels. En dépit des apparences, son interlocuteur s’intéressait de près à la Ville.

— J’étais sur place et je peux vous dire que nous sommes passés à deux doigts d’une émeute. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, monsieur Wartek, il ne s’agit pas d’agitateurs d’extrême gauche, mais de gens comme vous et moi.

— J’ai effectivement reçu un appel du maire, confirma Wartek. Il s’inquiète de la situation explosive à Inwood Hill Park et il ne s’est pas privé de me le faire savoir.

D’Agosta sentit ses craintes s’apaiser. À en juger par sa bouche en cul-de-poule et son jabot cramoisi, Wartek avait compris la leçon. Connaissant le maire, il avait dû se faire remonter les bretelles.

— Alors, que comptez-vous faire ? s’enquit le lieutenant.

Le fonctionnaire répondit par un léger hochement de tête et prit un document sur son bureau.

— Après avoir étudié les jurisprudences et consulté plusieurs juristes, j’ai personnellement porté l’affaire auprès de mon chef de service. Nous avons jugé que le droit d’occupation prolongée ne pouvait s’appliquer dans le cas présent, eu égard aux intérêts du grand public. Nous nous trouvons confortés dans notre position par le fait que la municipalité a clairement manifesté son désaccord avec les occupants du terrain concerné il y a cent quarante ans.

D’Agosta se carra confortablement dans le canapé. L’appel du maire avait produit son petit effet.

— Je suis ravi de vous l’entendre dire, approuva-t-il.

— Les archives dont nous disposons ne nous permettent pas de déterminer la date précise à laquelle a débuté l’occupation du terrain. Il semble que la chose soit intervenue peu avant la guerre de Sécession, de sorte que l’objection initialement émise par la municipalité serait intervenue dans le délai de vingt ans prescrit par la loi.

— Si je comprends bien, tout est réglé et il ne reste plus qu’à les expulser, insista D’Agosta que les circonlocutions fumeuses de Wartek commençaient à irriter.

— Tout à fait, et je n’ai pas encore eu le temps de vous préciser la position de retrait sur laquelle nous nous appuyons au plan juridique : quand bien même ces gens auraient acquis un droit de jouissance quelconque sur ce terrain, il nous serait possible d’en récupérer l’entière propriété au titre du bien public.

— Le bien public ?

— Le bien public, absolument.

— Quel est votre calendrier ?

— Mon calendrier ?

— Oui. Quand avez-vous décidé de les vider ?

Wartek s’agita sur son siège.

— Nous avons décidé d’en référer aux services juridiques compétents afin qu’ils mettent au point la procédure d’expulsion dans les meilleurs délais.

— Mais encore ?

— Étant donné les recherches et la préparation qu’entraîne une telle action avant même le déroulement du procès, sans parler du délai d’appel – car j’imagine mal ces gens ne pas interjeter appel –, je dirais que nous pourrions obtenir gain de cause d’ici trois ans.

Sa réponse fut accueillie par un silence consterné.

— Trois ans ?!!

— Disons deux si nous pressons le mouvement au maximum, précisa Wartek avec un sourire gêné.

D’Agosta, furibond, jaillit du canapé.

— Monsieur Wartek, je ne sais pas si vous avez bien compris la situation. Nous ne disposons même pas de trois semaines devant nous.

Le petit homme haussa les épaules.

— La machine juridique comporte ses lourdeurs. Comme j’ai eu l’occasion de le dire au maire, le respect de l’ordre public est du ressort de la police, pas du service de l’urbanisme. Expulser quelqu’un à New York est une opération délicate et coûteuse. Rien d’anormal à cela.

D’Agosta en avait les tempes qui bourdonnaient. Les muscles tendus à craquer, il faisait des efforts surhumains pour se contrôler. Il aurait voulu dire à son interlocuteur qu’on allait voir ce qu’on allait voir, mais il jugea préférable de s’en aller sans un mot, sachant d’avance que la menace ne le mènerait nulle part.

Il se trouvait déjà dans le couloir lorsque la voix de Wartek le fit se retourner.

— Lieutenant, je dois donner une conférence de presse demain afin d’annoncer les intentions de la municipalité. Cela devrait calmer les esprits.

— Permettez-moi d’en douter, gronda le lieutenant.

Valse macabre
titlepage.xhtml
jacket.xhtml
Valse Macabre_split_000.html
Valse Macabre_split_001.html
Valse Macabre_split_002.html
Valse Macabre_split_003.html
Valse Macabre_split_004.html
Valse Macabre_split_005.html
Valse Macabre_split_006.html
Valse Macabre_split_007.html
Valse Macabre_split_008.html
Valse Macabre_split_009.html
Valse Macabre_split_010.html
Valse Macabre_split_011.html
Valse Macabre_split_012.html
Valse Macabre_split_013.html
Valse Macabre_split_014.html
Valse Macabre_split_015.html
Valse Macabre_split_016.html
Valse Macabre_split_017.html
Valse Macabre_split_018.html
Valse Macabre_split_019.html
Valse Macabre_split_020.html
Valse Macabre_split_021.html
Valse Macabre_split_022.html
Valse Macabre_split_023.html
Valse Macabre_split_024.html
Valse Macabre_split_025.html
Valse Macabre_split_026.html
Valse Macabre_split_027.html
Valse Macabre_split_028.html
Valse Macabre_split_029.html
Valse Macabre_split_030.html
Valse Macabre_split_031.html
Valse Macabre_split_032.html
Valse Macabre_split_033.html
Valse Macabre_split_034.html
Valse Macabre_split_035.html
Valse Macabre_split_036.html
Valse Macabre_split_037.html
Valse Macabre_split_038.html
Valse Macabre_split_039.html
Valse Macabre_split_040.html
Valse Macabre_split_041.html
Valse Macabre_split_042.html
Valse Macabre_split_043.html
Valse Macabre_split_044.html
Valse Macabre_split_045.html
Valse Macabre_split_046.html
Valse Macabre_split_047.html
Valse Macabre_split_048.html
Valse Macabre_split_049.html
Valse Macabre_split_050.html
Valse Macabre_split_051.html
Valse Macabre_split_052.html
Valse Macabre_split_053.html
Valse Macabre_split_054.html
Valse Macabre_split_055.html
Valse Macabre_split_056.html
Valse Macabre_split_057.html
Valse Macabre_split_058.html
Valse Macabre_split_059.html
Valse Macabre_split_060.html
Valse Macabre_split_061.html
Valse Macabre_split_062.html
Valse Macabre_split_063.html
Valse Macabre_split_064.html
Valse Macabre_split_065.html
Valse Macabre_split_066.html
Valse Macabre_split_067.html
Valse Macabre_split_068.html
Valse Macabre_split_069.html
Valse Macabre_split_070.html
Valse Macabre_split_071.html
Valse Macabre_split_072.html
Valse Macabre_split_073.html
Valse Macabre_split_074.html
Valse Macabre_split_075.html
Valse Macabre_split_076.html
Valse Macabre_split_077.html
Valse Macabre_split_078.html
Valse Macabre_split_079.html
Valse Macabre_split_080.html
Valse Macabre_split_081.html
Valse Macabre_split_082.html
Valse Macabre_split_083.html
Valse Macabre_split_084.html
Valse Macabre_split_085.html
Valse Macabre_split_086.html